17 h 55. Un paradis à conquérir
Que pensait le premier homme, assis dans une fusée, en attendant le compte à rebours ? Je ne peux qu’imaginer sa concentration extrême. Après des mois d’une préparation physique et mentale démesurée, il devait se sentir prêt. Ou peut-être pas. Restait-il de la place pour le doute, l’anxiété, la peur ?
Cet homme n’a pas grand-chose à voir avec moi. Je n’ai pas prévu d’aller dans l’espace, et je ne suis pas scruté par l’humanité tout entière. À vrai dire, l’humanité s’en fiche un peu de mon nombril ; personne n’associera ce 30 août 2024 à mon patronyme. Et pourtant, d’ici une poignée de minutes, je m’apprête à explorer de nouveaux sentiers, découvrir de nouvelles vies, d’autres pays, et au mépris du danger, avancer vers l’inconnu.
Au lieu de profiter de mon lit douillet, j’ai dû prendre la route au petit matin, en direction de Chamonix. Pour un moineau, la capitale de l’alpinisme se niche à une centaine de kilomètres de ma modeste chaumière. Je ne pratique pas le vol d’oiseau et les ingénieurs des ponts et chaussées persistent à tracer quantité de virages pour traverser les montagnes. J’ai donc conduit pendant deux heures pour me rendre sur place. Ou presque. Automobiliste, passe ton chemin et retourne dans tes villes polluées. La vallée chamoniarde est condamnée pour ce dernier week-end du mois d’août. Premier arrêt à Saint-Gervais, où j’avais déniché un petit hôtel pour loger mes supportrices. Les bagages déposés, j’ai terminé mon périple en train. J’imagine bien l’avantage pour la circulation locale et pour la planète, tant pis pour la grasse matinée.
Une foule de sportifs et de curieux se massait en ville, tous réunis pour la grand-messe du trail. Tout un village éphémère s’était installé au centre-ville, consacré à la pratique des sports de montagne. Des champions de la discipline signaient des autographes, les marchands du temple en profitaient pour faire briller les yeux des coureurs et soulager leurs bourses trop remplies. Les marques proposaient mille animations pour divertir les coureurs… ou canaliser l’énergie de ma fille hyperactive.
Pour l’heure, mon souci consistait à trouver mon chemin et négocier un passage à travers la foule pour aller récupérer mon dossard. J’ai surmonté cette première épreuve sans difficulté majeure pour arriver dans un gymnase désert. Je papote avec les hôtesses, ravies d’avoir l’occasion de discuter un peu en français. La ville devenue le centre de la planète Trail, toutes les nations s’y retrouvent le temps d’une semaine. Je cède à la tradition de la photo officielle ; j’essaie de sourire ; raté. Avec mon précieux dossard à la main, je ressemble à un criminel qui se serait fait tirer le portrait pour la photographie d’identité judiciaire. Me voilà réduit à un numéro, bienvenue en enfer, 2233.
Le temps de vérifier le matériel obligatoire, je suis paré. L’horloge annonce la mi-journée. Je dois patienter pendant six longues heures en ville. Le bon moment pour faire un hold-up sur un stock de calories. J’aurai besoin de réserves de gras et de sucre pendant les jours à venir. Pas si simple lorsque l’on essaie d’optimiser tous les paramètres. Je dois éviter le gluten pour ne pas fragiliser mes parois intestinales. Adieu les burgers, les pâtes et autres pâtisseries ! Je ne dois pas manger trop lourd pour ne pas fatiguer mon tube digestif. J’oublie la viande en sauce. Sans oublier la règle d’or, éviter absolument les fibres. Je ne veux pas filer au petit coin dès les premières minutes de la course, ça ferait mauvais genre. Les fruits et légumes n’auront pas droit de cité pour ce dernier repas, surtout crus. Je ne regretterai pas trop les crudités.
Pour résumer, l’alimentation avant une épreuve d’endurance tient plus du casse-tête que de la gastronomie. Le côté plaisir s’est fait la malle avec ma gourmandise. Je retrouve ma gentille maman et nous partons à la recherche d’un déjeuner improbable. Après avoir déambulé et examiné chaque carte des menus, nous dénichons un restaurant beaucoup trop huppé pour nos petites économies. Je n’en suis plus à quelques euros près. J’ai choisi un morceau de volaille, une poule de luxe au vu des tarifs pratiqués. D’ailleurs, sur le menu, ils avaient noté « écrasé de pomme de terre » comme accompagnement. Infiniment plus classe qu’une simple purée. On aura passé un bon moment sur cette terrasse ensoleillée, face au Mont-Blanc. J’ai savouré chacune des minutes de ce dernier repas du condamné.
Il restait encore à occuper l’après-midi. Claquer le reste de mon P.E.L dans les stands des marques sportives me semblait une chouette idée. Hélas, passé la mi-journée, les échoppes du village éphémère se sont mises à fermer les unes après les autres. J’apprendrai plus tard que la voirie devait nettoyer la place, en prévision du marché du samedi matin. Une bonne chose pour mon porte-monnaie, mais pas de quoi nourrir le fauve de mon impatience. Nous avons donc flâné dans les rues de Chamonix. Sans but précis, à part meubler quelques heures et fatiguer mes jambes. Les heures passaient et nous nous rapprochions de la zone de départ. La foule se faisait plus compacte. Tout comme moi, les gens autour de nous arboraient un numéro sur la poitrine. Aucun doute, nous arrivions au bon endroit. Par miracle, nous avons réussi à nous faire une petite place sur les marches de l’église qui surplombait la zone de départ. Je me suis assis pour économiser mes pauvres guibolles avant la torture des heures à venir.
En regardant la zone de départ, je devinais la frange réservée aux élites, tous ces athlètes que je n’aurai pas la chance de croiser pendant l’épreuve. Juste derrière, la plèbe des coureurs lambda et anonymes, ma famille. Je ne ressens aucune envie d’aller jouer des coudes pour aller jouer sur le devant. Je préfère attendre ici. Je m’attendais à trouver un corridor délimité par des barrières de chantier, du rubalise à gogo. Rien de tout cela. Juste une grande fête où nous sommes tous égaux, les coureurs et leurs proches. À force de vivre ces années de peur, où les médias agitent sans cesse les épouvantails du terrorisme ou d’un méchant virus. J’avais perdu cette habitude de la fraternité. Partager ces derniers instants avec mes proches me fait du bien. Je laisse volontiers le cosmonaute à sa fusée, je préfère la compagnie de mes frères humains.
Je m’accorde quelques instants pour faire le point. Côté physique, je ne tiens pas la forme du siècle. J’en remercie mon mauvais sommeil. Mes blessures du début d’année n’ont pas guéri. Pour l’heure, elles se tiennent tranquilles, aucune douleur notable à signaler. Je sais que je n’ai pas cumulé suffisamment d’entraînement pour me prétendre prêt. Au diable la raison qui me recommandait la voie de la sagesse, demander un remboursement de ce très cher dossard. Au diable les ambitions de performance. L’ego ne se cache jamais très loin dans cette histoire, en compagnie de son copain, l’orgueil.
Sur le volet mental, je m’attendais à éprouver de la peur. Elle ne s’est pas invitée à la fête. Dans ma caboche se disputent l’impatience et l’envie. Qu’elles me semblent longues, les cinq dernières minutes sur la place du triangle de l’amitié ! Plus longues que cet après-midi passé dans les rues de Chamonix. Le temps se dilate à mesure que l’échéance approche. J’attends ce moment depuis six mois, la moitié d’une année passée à m’entraîner, me préparer. Plus que cela, je rêve de prendre ce départ depuis mes premières courses. Cinq années d’aventure après un pari stupide. Par centaines, les jours ont fait fondre ma graisse et dissoudre la carapace de l’impensable pour révéler un « pourquoi pas ». Pourquoi pas participer à la compétition de trail la plus prestigieuse au monde ? Non pas pour jouer avec les meilleurs ou loucher sur un quelconque podium. Cinq ans de pratique parmi les vétérans ne rattraperont pas une enfance devant les jeux vidéo ni une génétique banale. Je suis juste venu pour courir et rêver sur les plus beaux sentiers de France.
Je suis là, et l’impatience ne fait que masquer l’envie. Presque trois mille personnes autour de moi nourrissent le même rêve. Le discours de Ludovic Collet galvanise la foule des coureurs, je me laisserais presque aller à verser ma petite larme. Les téléphones portables sont de sortie. Moi aussi, j’aurais envie de tout filmer, de tout enregistrer dans la mémoire numérique de ce gadget.
Mais non !
Je range la saloperie électronique qui gâche nos vies. Je veux être ici et maintenant, graver dans les replis de mon cortex ce moment unique. Le discours se termine ; je ferme les yeux ; savoure cette minute de silence. Je ne sais pas si je me tiendrais là dans deux jours, arrivé au bout de moi-même. Alors, je profite de l’instant.
Les voilà ! Les premières notes de Vangelis inondent la place. Les cordes, les bois, et les cuivres s’installent. Et voilà les chœurs qui résonnent et scandent « mmm mmm mmm ». Je frissonne en dépit des 26 degrés. L’horloge sous l’arche de départ annonce 18 h, mon impatience a disparu par magie. Je me retourne pour profiter une dernière fois de mes proches. Ma mère, mon épouse et ma fille m’accompagnent. Les trois parques de la mythologie, réunies pour me soutenir. Un dernier bisou avant d’entrer dans l’arène.
L’attente s’éternise, tout comme le refrain de Vangelis. Malgré tout, les coureurs s’avancent. Comme si déjà ils voulaient gagner quelques places. Je laisse aller. Je sais bien que je me trouve parmi les derniers. Je n’aime pas la foule ; j’aurai bien le temps de trouver ma juste place dans le peloton.
Le départ est lancé. À l’arrière, rien ne change. La foule dense des athlètes avance avec peine. De longues minutes s’écouleront, à piétiner avant d’arriver à mon tour sous la grande arche bleue.
Enfin ! La ligne de départ. Je démarre le chrono de ma montre, seul juge de mon défi. Me voilà parti.
J’ai un paradis à conquérir.