Des trails et des hommes
« Dessine-moi un Ultra-Trail ! demanda le petit prince en levant le nez de son téléphone. »
Vite, je dois profiter de ces quelques minutes d’attention pour expliquer ma passion avant qu’il ne replonge dans les réseaux sociaux. Ça l’interpelle ces noms qui claquent, en anglais, il a dû voir ça dans une story Instagram. Je partirai de là.
Le francophone souffre d’une allergie à sa langue. Il passe son temps à piquer des mots à nos cousins de l’autre côté de la Manche ou de l’Atlantique. Et les mots passent de mode. Gamin, le terme jogging avait déjà perdu sa superbe. On le réservait aux mamies et aux ventripotents dans leur quête d’une activité physique minimale. Ceux qu’on croisait justement dans des tenues de jogging multicolores à trottiner une dizaine de minutes le long du lac.
On parlait de footing à l’époque. J’emploie encore le terme aujourd’hui, ça me catégorise parmi les boomers. Je dois l’accepter à mesure que la cinquantaine se rapproche. Footing commence par un F, comme flemme, fatigue ou facilité. Pour moi, le mot se classe en antonyme de la performance. À l’instar du brossage de dent, je le pratique comme une hygiène du corps. Ni un défi, ni une séance qui me fera progresser, j’enquille des heures pour respecter mon volume hebdomadaire.
Si j’écoute les influenceurs Instagram, on parle désormais de running. On part faire un run. Runner risque devenir un verbe du premier groupe, je runne, tu runnes… Je n’arrive pas à prendre ce tic de langage, mon côté daron me fait préférer « course à pied ».
Dans les médias mainstream, le terme et la pratique du trail ou trail-running prennent le devant de la scène. Outre les considérations linguistiques, le trail demeure la plus vieille activité de l’homme. Dans notre passé lointain de chasseur-cueilleur, la cueillette ne se posait pas en problématique sportive. Les fruits, les champignons et autres plantes ne courent pas très vite.
La chasse, c’est plus compliqué. Les animaux n’ont pas spécialement envie de se laisser boulotter. Le plus souvent, ils courent, volent, galopent plus vite que nous. Malgré tout, les millénaires ont vu les Homo Sapiens survivre et prospérer. Nous avions un atout dans notre manche face au reste du monde animal, la pratique du Trail-Running !
Dès que l’on cause endurance, le match est plié. Les animaux se fatiguent avant nous. La chasse devient une affaire de patience pour suivre, longtemps, très longtemps, sa proie. Sans oublier que, depuis la nuit des temps, les mâles courent après les femelles, quand ce n’est pas l’inverse. Avec les années nous avons accumulé de l’expérience et les spécimens en mesure de se reproduire ont transmis leurs gènes de marathoniens. La sélection naturelle a fait son boulot, les spécimens inaptes ont perdu au grand jeu de l’évolution. En tant qu’espèce, nous sommes devenus de plus en plus balèzes.
Sur l’autre rive de l’Atlantique, le mot « trail » désigne un chemin ou un sentier. Au paléolithique, les collectivités territoriales n’avaient pas encore daigné baliser les sentiers. Un scandale, d’autant plus que le réseau GPS ne fonctionnait pas au mieux. Nos ancêtres suivaient alors un balisage bien plus précis pour ceux qui savaient reconnaître les traces subtiles de leurs proies. Une trace de sabot dans la boue, des herbes couchées, une touffe de poils accrochés à un buisson valent bien une paire de traits rouges et blancs.
Dans toute tribu, on trouvait un cancre, plus occupé à se gaver de viande de mammouth que de lui courir après. Ces inaptes ont survécu en faisant fonctionner d’autres genres de muscles. Le dicton nous rappelle que « Quand on n’a pas les jambes, on a la tête ». Était-ce l’inverse ?
Ces petits malins ont donc fait chauffer leur cervelle hypertrophiée pour mériter leur place dans la société. Ils ont commencé par inventer la lance. Ils se fatiguaient moins à jeter un bâton qu’à galoper pendant des heures. Trop sportif d’arriver à portée de lance ? Ils ont développé diverses variantes d’arcs et de flèches, des frondes et autres inventions pour éviter d’avoir à courir. Tout dernièrement, les fainéants ont eu l’idée brillante de capturer et d’enfermer les animaux derrière des clôtures, de s’assurer leur reproduction, de prélever les bambins les plus appétissants. Ah ! voilà un moyen d’arrêter de transpirer. Petit à petit, les chasseurs s’éteignirent, remplacés par des inventeurs. Et puis, ce truc du nomadisme, beaucoup s’en plaignaient. Avec une bonne maison à chauffer l’hiver, un canapé pour profiter de Netflix, la modernité pouvait commencer.
Le Trail-Running ne s’imposait plus comme une question de survie pour l’espèce, mais ça pouvait encore servir. Le premier trailer dont l’humanité a gardé la trace vivait du côté de la Grèce antique. Un certain Philippidès courait sans dossard, une sortie en OFF de Marathon à Athènes. La légende raconte qu’il se serait effondré sur la ligne d’arrivée, la faute à un entraînement inadapté. On ne s’improvise pas à subir quarante bornes comme ça.
En dépit de la sédentarité, l’humanité a continué de rêver de course à pied. Le sport devenait loisir. Le monde des amateurs de sport se divise en deux catégories. Les pratiquants et les croyants. La deuxième espèce commente les exploits de la première en mangeant des pizzas et en buvant de la bière. Pour galoper après un ballon ou sauter dans un bac à sable, c’est facile. Le « running » se prête moins au spectacle. Le trail se commente mal, sans caméra ni radio. Sur le chemin, on aperçoit son favori une poignée de secondes avant qu’il ne disparaisse à l’horizon. L’expérience se révèle décevante.
Les Grecs n’en sont pas à une invention farfelue. Ils avaient bien cerné le problème, et trouvé une solution.
Pourquoi courir en ligne droite, si l’on peut tourner en rond ? Alors, ils ont construit de grands ovales dans leurs cités. L’ovale, c’est bien pratique pour voir des athlètes se bagarrer dans les lignes droites. Les virages permettent de boucler un circuit et d’enchaîner les kilomètres pour fatiguer la bête. Et puis, avec un ovale, on place plus de gradins, on fait rentrer plus de spectateurs, on collecte plus de pognon. Après avoir inventé la philosophie et les mathématiques, les Grecs s’intéressaient à l’économie du show-business. Les stades ont survécu aux âges des ténèbres tandis que les mathématiques et la philosophie tombaient dans l’oubli.
Tous les sportifs n’affichaient pas un grand enthousiasme, à se voir emprisonnés dans un stade. Nos trailers avaient troqué leurs sentiers sauvages contre de la terre battue, l’horizon contre des tribunes de spectateurs. Ils rêvaient de s’échapper. En exhumant les souvenirs des jeux de la Grèce antique, les organisateurs de spectacle ont codifié des épreuves dites hors-stade. Notamment la promenade du brave Philippidès, le marathon était né.
Parmi les coureurs, on distingue des castes. D’un côté, les jeunes, explosifs et flamboyants qui continuent de faire vibrer les foules dans les stades. Leur discipline c’est l’athlétisme, dont la course à pied n’est qu’une facette. Fiers, ils se font appeler athlètes. Ils se moquent un peu de leurs aînés et de leur course sur route avec leurs épreuves de dix, vingt ou quarante kilomètres. Au milieu de cette guéguerre stérile, les trailers ne sont pas satisfaits. Ils n’aiment pas le bitume, pas plus que la terre battue ou le tartan. À l’orée du dernier millénaire, ils ont imposé leur passion pour la nature. Le Trail-Running ressuscite sous l’impulsion d’une bande de hippies aux jambes musclées. Un succès interplanétaire du grand écran nous a montré un simple d’esprit, parti courir pendant trois ans pour soigner un chagrin d’amour. Le grand public a aimé ça.
Un méchant virus est venu paralyser la planète. On craignait la bombe atomique, on a chopé un rhume. Pour échapper au marasme citadin d’un appartement confiné, les citoyens du monde ont retrouvé quelque chose. Le plaisir de profiter des sentiers, le bonheur de dépasser ses limites et d’aller toujours plus loin. Certains ont même délaissé leurs pizzas et leurs bières pour aller jouer dans la nature. L’humanité a retrouvé ses racines paléolithiques. Sans pour autant zigouiller des animaux. On appelle ça le progrès.
Les compétitions de trail ont fleuri partout sur la planète, dans les plaines et les forêts, au bord de la mer ou au sommet des montagnes. C’est plus joli qu’un ovale en plastique ou un ruban d’asphalte. On trouve également des trails dans les villes, affectueusement nommés Urban Trail. Les organisateurs doivent m’expliquer où on peut trouver des sentiers dans l’environnement urbain, mais après tout, pourquoi pas ? Voilà une manière originale de découvrir la ville. Parcourir les ruelles dans une ambiance crépusculaire apporte sa magie à un univers de béton, d’acier et de verre.
Dans la grande ménagerie des trails on trouve des parcours désespérément plats. Tandis que d’autres, enchaînent les centaines de mètres de dénivelé, en montée ou en descente, des chemins tantôt simples et larges, tantôt techniques et encombrés de racines et de rochers. Parfois, on doit mettre les mains, se tenir à des câbles, résister à la tentation du vide.
Loin de la piste aseptisée, des milliers de paramètres influencent les résultats d’une compétition de trail. Le nombre de pentes, leurs longueurs et leurs inclinaisons, les cailloux et autres racines, la largeur du sentier, la météorologie du jour, l’âge du capitaine…
On a préféré mesurer les trucs faciles, la distance totale et le dénivelé cumulé. Les deux valeurs tapent la même unité physique, le mètre, mais ne se ressemblent pas. Nos petits neurones de sportifs sans cervelle ne comprennent pas bien ce mélange contre nature entre des mètres pour le dénivelé et des kilomètres pour la distance.
J’imagine la scène devant la machine à café alors que deux copains se racontent leurs sorties du week-end. Le premier avait couru un marathon et se moquait de la sortie en montagne du deuxième, une vingtaine de kilomètres seulement en passant par un beau sommet. Son comparse, vexé, lui a répondu, vertement, que la montée, c’était dix fois plus dur que de trottiner sur le plat. Le concept de Kilomètre-Effort était né.
Pour estimer la difficulté d’une course, on additionne la longueur à plat et la hauteur accumulée que l’on multiplie par dix. Ainsi, la sortie de vingt kilomètres et de deux mille mètres de dénivelé représente quarante kilomètres-effort, autant que le marathon du collègue prétentieux. Rien de rigoureux, mais la méthode donne un ordre d’idées utile au pratiquant amateur. Un seul chiffre pour les comparer tous et dans les ténèbres de souffrance les lier.
J’ai perdu le petit prince. Il est retourné à ses réseaux sociaux. Je n’avais pas terminé mon dessin d’un Ultra-Trail. Je voulais lui parler de l’intérêt tout particulier que j’y trouve, du monstre qui se cache derrière le sobriquet « Ultra ». J’attendrai que sa batterie se vide pour continuer mon histoire.