29 février 2024. Insomnies
J’ai recompté plusieurs fois. Pour être sûr. Le sommeil n’est pas venu.
Mille ! Peut-être plus. Ça fait une sacrée cargaison de prétextes, d’excuses, et d’arguments pour consoler un moral abîmé. Certains comptent les moutons ; j’additionne les raisons de me détourner de mon objectif, de m’amener vers l’échec. Pour occuper mon insomnie, les mille raisons deviennent mots, les mots deviennent phrases. Sans l’avoir prémédité, mon esprit démarre un récit. Soit ! Je m’éclipse de la chambre assoupie pour saisir un carnet de notes.
Le soleil se lèvera dans quelques heures. En attendant, j’ouvre par ces quelques lignes le premier chapitre de ma nouvelle vie d’athlète amateur. J’ai décidé de consacrer, de gâcher peut-être, six mois de ma vie à un caprice. Un défi. Une obsession. UTMB. Je me prosterne devant quatre lettres qui font rêver les aventuriers de course en montagne, Une Toute Mignonne Balade.
Il me reste 180 jours pour préparer ce rêve insensé. J’ai forcément une pensée pour mes proches. On me trouvait pénible avant, à raconter mes entraînements, mes courses et mes doutes ; je m’apprête à devenir carrément insupportable. Pour leur éviter de subir mes élucubrations durant les repas de famille ou à la machine à café, je consignerai mes états d’âme sur le papier. Un chapitre par semaine, pour tenir le cap.
Il se passera tant de choses durant le prochain semestre. Les accidents de la vie, la maladie, les blessures et toutes les choses réellement importantes écraseront sans vergogne mon ambition. Si, par miracle j’en réchappe, dans six mois j’exposerai mon corps à la blessure de Narcisse, un juge de paix de mes capacités physiques et mentales. Pour l’heure, le miroir me renvoie une image implacable, celle d’un touriste, pas d’un coureur.
J’avais défié le toit de l’Europe il y a bien longtemps ; il m’avait rejeté avec ses rafales de blizzard. Le froid et le danger m’avaient poussé à faire demi-tour, 4 500 mètres au-dessus du niveau de la plage, si près du but.
Les années m’ont rendu plus humble. J’ai abandonné l’idée de vaincre un sommet. J’y suis retourné, en pèlerinage, pour faire le tour de la belle montagne. Cela m’avait occupé durant neuf jours. Par un curieux hasard du calendrier, un signe du destin, j’y avais croisé une bande de fous avec un dossard sur la poitrine. Ils couraient sur les mêmes sentiers, et bouclaient la promenade le temps d’un week-end, pour les plus lents.
Dix ans plus tard, j’ai gagné mon ticket pour m’embarquer dans cette folle aventure avec quantité de surhommes, de rêveurs et de poètes. Je me sens petit parmi ces élites. Si les mille raisons n’ont pas fait chavirer mon audace, je franchirai la ligne d’arrivée, au terme d’une odyssée incroyable. L’épreuve d’une vie. Cela est vain, ridicule peut-être. J’appartiens à cette catégorie de nanti qui n’a pas besoin de se battre pour survivre. Ma vie de confort me renvoie, jour après jour, un immense vide. J’ai trouvé ce moyen de le combler, de trouver du sens. Qu’importe le statut de simple loisir, il saura me montrer mes limites et me découvrir.
À mille contre un, les probabilités se moquent de moi. Je serais fou d’envisager le déraisonnable. Et pourtant… J’appartiens à une curieuse variété de bipède, celle qu’on appelle l’espèce humaine. Au contraire d’autres espèces, les Homo sapiens, possèdent une conscience dramatique de leur propre fin. Au bout du chemin, ne nous attendent que le froid et la mort. Malgré tout, on se lève jour après jour malgré les échecs et les coups du sort. Depuis l’aube des temps, nous carburons à l’espoir. Si je n’ai qu’une seule chance d’arriver au bout de mon aventure, je dois la saisir et tenter le coup. Et même si j’échoue face à l’épreuve, j’aurai rendu compte de mon odyssée avec mes mots.
L’exercice d’écriture me fascine quand il tisse les lignes du récit dans les filets du temps. J’écris dans cet instant présent du petit matin hargneux, mû par la colère de ne pas dormir. Je pense au lecteur, qui lira ces lignes dans un futur indéfini. Découvrira-t-il ce récit six mois plus tard, un an, ou plus ? Tout se conjugue au passé pour lui, il connaît la conclusion de mon aventure.
Je n’ai pas l’orgueil de penser rédiger un chef-d’œuvre. Juste une histoire simple, teintée d’égocentrisme, mais racontée avec quelque chose de précieux. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé ne sera pas du tout fortuite et encore moins le fruit d’une pure coïncidence. J’offre un cadeau, un petit bout de mon âme, étalée sur le papier. Je vise l’authentique pour raconter avec mes mots mes illusions, ma vérité.
Alors oui, parfois, je me laisse aller à bricoler des phrases, à jouer avec la langue ou à enfiler des figures de style. Ces efforts ne servent qu’à essayer de rendre le voyage un peu plus facile, plus confortable. J’assume la maladresse, elle aussi, révèle une partie de moi.
Bienvenue donc dans l’intime. Quelques lignes, une poignée de pages pour découvrir un homme ordinaire et banal. Un individu anonyme qui ne s’interdit pas de caresser des rêves d’aventures et viser l’extraordinaire. Aujourd’hui commence le début de mon parcours. D’ici, on ne voit que la plaine, quelques collines paisibles, des forêts enneigées. Cependant, je sais qu’au bout de la route, il ne bouge pas, il m’attend. L’ogre blanc rit de mon audace, peut-être pour mieux me dévorer.
Les adeptes du lieu commun assènent que l’important n’est pas la destination, mais le chemin. Je leur donne volontiers raison. Chaque semaine, je consignerai par le verbe ma préparation physique et mes sentiments. Au milieu des baskets sales, sous les cartes et les plans d’entraînement, le lecteur trouvera un canapé moelleux. Ma caverne est le royaume de la fonte et des compléments alimentaires. Sportif à mes heures, je reste surtout un sédentaire farouche. Dans mon atelier d’alchimiste, grâce à ma sueur et un zeste de volonté, je distille les rêves et les cauchemars du quotidien de l’entraînement.
Alors, franchement, qu’est-ce que je fous là ?
Les barres rouges de ma prison défilent sur le cadran du réveil. L’heure arrive de poser ma plume et de partir travailler. Je n’ai pas encore répondu à cette question qui m’occupera pendant six mois.
Voilà tout l’objet de mes textes, trouver les motivations profondes de cette folie. Celles qui me feront tenir quand j’affronterai la souffrance, quand chaque cellule de mon corps me suppliera d’abandonner. J’espère y puiser la force de faire un pas de plus, puis encore un autre, jusqu’à la ligne d’arrivée.
J’écris pour ne pas oublier. Un jour, je réchaufferai les soirs de ma vieillesse à la flamme de ces souvenirs. Enfin, j’écris pour mes proches, pour qu’ils comprennent ce que représente cette folie.
Qui sait ? J’ai l’orgueil de rêver d’une publication. L’objet livre me fascine et je veux laisser mes empreintes dans la matière, tracer des lignes d’encre le long de pages trop blanches pour partir à la rencontre de mon lecteur. Je gage que, dans une poignée de pages, il aura appris à me connaître.